Les capacités à surmonter le handicap sont l’une des qualités indispensables à toutes personnes victimes d’une insuffisance physique ou psychologique quelconque. Le dire simplement ainsi laisserait penser à l’idée selon laquelle les personnes réduites ne sauraient aller plus loin que le bout de leur capacité. Au-delà du fait que chaque type de handicap présente des particularités dignes d’être mises en valeur, les aveugles et les sourds-muets gardent tout un mystère dans leur façon d’être en contact avec leur environnement du fait de la perte d’un de leurs organes de sens. Un exemple d’intégration sociale à méditer.
Marguerite est aujourd’hui une brave femme qui culmine presque la quarantaine. Sourde et muette, elle poursuit ses études comme tous les enfants de la famille. Originaire de Douala et résidente à Bassa, zone industrielle de la capitale économique, par désespoir et aussi par naïveté, ses parents ne feront jamais de différence entre elle et ses cadets pour les études. De l’école primaire jusqu’en fac en passant par le secondaire, Maguy, comme on l’appelle affectueusement, affronte toutes les étapes nécessaires jusqu’à l’obtention de sa licence en littérature négro-africaine. C’était en 2005.
Pour la petite histoire, son passage au Lycée de New-Bell, devenu récemment Lycée Bilingue de New-Bell, a marqué plus d’un. L’admiration de la jeune Maguy était telle que ses camarades ont même fini par chuchoter, voire douter de son handicap. Elle avait franchi le Rubicon de ce que d’aucuns pourraient appeler « scandale » lorsqu’elle décida de s’inscrire et devenir membre à part entière, au Club Théâtre. Comment une élève sourde et muette peut-elle avoir le toupet de choisir, parmi les clubs qui pullulent dans le lycée, celui du théâtre ?
Il convient tout de même ici de signaler que Maguy n’était pas une élève comme les autres. Bien que les enseignants prennent quand même la peine de tout rédiger au tableau pour lui faciliter la tâche, elle avait une capacité de maîtrise plus pointue que celle de ses camarade. Personne ne peut dire avec exactitude comment, intellectuellement, c’était possible. Le mystère est resté entier jusqu’à ce qu’on soit surpris de sa demande à intégrer ce club qui ne pouvait être réservé qu’aux acteurs dits aptes, « normaux », pourrait-on dire. Sauf s’il y a un rôle de sourd muet qu’il faudrait intégrer dans certains scénarios. On a même vu certains acteurs incarner le rôle des personnes handicapées. Inutile donc de préciser ici que la demande de Maguy d’intégrer le Club théâtre a été d’abord perçue comme une blague, pour ne pas dire une ânerie. Mais, bien après, la venue de Maguy a été acceptée pour éviter de la frustrer, convaincu qu’elle ne pourra rien y faire en se contentant d’observer. Erreur.
Ce n’est donc pas le handicap qu’elle porte qui fait l’objet de ce billet. C’est cette capacité à surpasser son handicap, à forcer l’intégration, à se libérer d’un poids qui la condamnait presque. En l’absence du langage de signes réservés aux personnes sourdes et muettes, on ressentait en elle une envie de se donner à fond pour se libérer de cette chaîne qui nouait sa gorge, qui l’empêchait de parler, de se libérer par la parole. Il sera toujours difficile de comprendre comment elle réussit à dompter son incapacité. Cela reste un mystère qui pourtant n’est pas inconnu.
Évidemment, Maguy n’est pas venue au Club théâtre pour être une figurante. Elle est venue pour être une actrice, une comédienne. Elle est venue pour jouer les premiers rôles, s’exprimer à sa façon, amener les autres à faire aussi l’effort à l’entendre et de la comprendre comme elle le fait pour les autres. C’est cens de la solidarité que beaucoup d’humains doivent intégrer : faire l’effort d’être dans la peau de l’autre. Sans doute que cette situation était inattendue, non envisageable et même inimaginable dans ce club. À la limite, elle représentait un caillou dans la chaussure pour les dirigeants du lycée condamné, il faut le dire, à trouver une solution pour intégrer la jeune Maguy de 16 ans, élève en 3ème, et qui est, ai-je pensé, déterminée à faire parler d’elle.
Handicapé comme elle, j’ai été appelé en rescousse pour un semblant de médiation. Ma mission ? Convaincre Maguy d’être spectatrice et lui dire qu’elle ne peut pas faire partie des autres, qu’elle est une personne entièrement à part, moralement et intellectuellement, je trouvais ce rôle franchement inhumain pour moi. Ce que j’ai refusé, évidemment. L’argument qui est resté comme un coup de poignard pour eux a été la suivante : les discours que vous tenez sur l’intégration effective des personnes handicapées restent des slogans creux si l’intégration de Maguy se solde par un échec, primo. A la question de savoir comment une élève handicapée, sourde-muette, pouvait-elle être inapte à faire le théâtre quand bien même elle surprend et surpasse même ses camarades considérés comme aptes? Secundo. Il y a pourtant des élèves, malgré leur capacité à entendre et à parler ne sont pas aussi brillants qu’elle. Passons.
Maguy réussit donc à s’imposer malgré tout. Il ne restait qu’à lui attribuer un rôle de sourd-muet dans une pièce de théâtre. Parmi les pièces contenues dans le répertoire, aucun scénario ne pouvait lui convenir. C’est le deuxième hic. Il faut donc créer une autre et contre toute attente, Maguy s’y opposa. Elle voulait absolument choisir et intégrer un rôle dans un scénario existant. Son choix a été univoque et elle est imperturbable sur la pièce intitulée « Perpétue ». C’est une représentation théâtrale du roman de Mongo Béti : « Perpétue et l’habitude du malheur ». Elle insiste pour incarner le rôle de l’actrice principale. Certains camarades trouvaient cela comme un affront.
Perpétue, actrice principale du roman, est une femme qui incarne la souffrance atroce. Devenue l’objet des désirs sexuels de son mari, elle devient aussi objet de désirs sexuels des autres. En fait, Perpétue est utilisée par son mari pour assouvir la libido des hommes à qui il fait confiance pour l’avoir promis à une nomination. Elle subit la bastonnade, des humiliations, des brimades de son compagnon aux moindres représailles. Pour ceux qui ont déjà eu à parcourir ce roman riche en émotions, Perpétue est l’actrice qui ne parle presque pas pour ne pas dire jamais. Elle n’est pas une sourde-muette dans le roman. Mais, le fait qu’elle subit des atrocités de son mari, elle est interdite de parole, au fait, sa parole ne compte pas. Casanière, son seul rôle c’est : accoucher, élever les enfants, faire la cuisine et être à la disposition de son mari.
Maguy veut donc jouer le rôle de Perpétue et personne n’avait vu venir la cohérence et la ressemblance entre Perpétue et Maguy. Cette ressemblance a échappé à beaucoup à telle enseigne qu’il devenait presque logique de penser que Perpétue serait une sourde-muette. Non j’exagère un peu. En fait, Perpétue parle peu et ses paroles ne sont pas considérées comme des faits significatifs. Maguy a réussi à interpréter ces paroles à travers des gestes significatifs et bien compris par les spectateurs.
La période propice aux représentations théâtrales, c’était justement durant la semaine de la jeunesse. Au Cameroun, la fête de la jeunesse, célébrée le 11 février de chaque année, est une occasion idoine, pour les jeunes écoliers et lycéens, de démontrer tout leur savoir-faire à travers les domaines comme la science, la littérature, l’art, le sport, les langues, etc. « Perpétue » avait donc été choisie pour une représentation du Club théâtre lors de la cérémonie de clôture de la semaine de la jeunesse : soirée culturelle. Perpétue, j’allais dire, Maguy devenait alors l’attraction. Chacun voulait voir à quoi ressemble une pièce de théâtre donc une sourde-muette est actrice principale qui parle pourtant. Maguy devenait la vedette du lycée à découvrir, comme un film en avant-première, quoi.
Tant bien que mal, la prestation a connu le succès qu’on n’attendait pas. Seuls ses gestes ont suffi pour interpréter le rôle de Perpétue, la femme qui accepte d’être au service d’un homme. Malgré le fait qu’elle soit battue, humiliée et esclavagée, elle refuse d’abandonner l’homme qu’elle aime au nom de leurs enfants. Maggy, par son handicap, avait incarné ce personnage de par sa pugnacité à résister au mépris des autres qui voulaient faire d’elle une figurante du fait de son handicap. Elle a prouvé, même comme c’est encore difficile de l’admettre, qu’on n’a pas besoin de fabriquer les pièces de théâtre pour insérer des personnages handicapés qui seront joués par les handicapés. De la même façon qu’un acteur peut jouer le rôle d’un personnage handicapé, un acteur handicapé peut aussi joué le rôle d’un personnage dit valide. Il suffit tout de laisser faire éclore l’imagination des acteurs. Cette incapacité à faire coexister les deux types d’acteurs afin de trouver une issue d’intégration pour des personnes handicapées a fait de sorte qu’il devient d’ailleurs impossible de trouver des acteurs handicapés. Cette mentalité annihile les ambitions mêmes des plus osées, coriaces et téméraires qui pourraient qui rêvent intégrer et exceller dans ce domaine.
Pour finir, je m’en voudrais ici de ne pas citer deux exemples qui restent graver dans ma mémoire comme des surpassements de soi. En premier lieu, j’aimerai, pour illustrer cette histoire, faire mention ici de « Cercle vicieux », feuilleton camerounais diffusé hebdomadairement dans la chaîne Canal 2 International. « Kwedi », actrice handicapée qui rencontre tous les déboires du fait de son handicap, a suscité l’émoi des spectateurs par son courage et son efficacité de l’incarnation d’un personnage. Ce qui lui a valu d’être couronnée, en février 2015, lors de la biennale « Canal’Or » du titre de « Meilleure actrice féminine de l’année » au Cameroun. Le deuxième exemple vient justement des sourds-muets que j’ai observés en 2014 lors de la semaine de jeunesse. Je suis convaincu que beaucoup n’ont pas encore assisté à une pièce de théâtre ou encore un chant et un hymne national exécutés entièrement et uniquement par des sourds-muets. Effectivement, cela semble inimaginable, pourtant c’est vrai ! Des gestes et des mouvements des mains avec des claquements des doigts et des sons entendus comme des cris indiquent parfaitement de quel chant il s’agit. Impossible donc de se tromper, sauf qu’il faut connaitre de quel chant il s’agit. Malheureusement, cela reste encore une curiosité pour beaucoup.
Les domaines du cinéma et du théâtre peuvent constituer des exemples d’intégration des personnes qui présentent des insuffisances. En principe, le handicap ne prédispose pas à une intégration dans certains environnements, métiers ou autres. « Percer », « pénétrer » ces lieux presque « fermés » devient un acte de bravoure.
Tchakounté Kémayou
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