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Quelle valeur donner au classement de Forbes dans un contexte africain ?

Le récent classement du magazine Forbes publié en fin du mois d’octobre met en exergue, pour la première fois, les hommes d’affaires des pays africains d’expression française où, sur un total de 24 promus, 9 Camerounais sont à l’honneur. Il apparaît donc que ce magazine pourrait prendre, désormais, l’habitude d’intégrer, dans ses séries de classements mondiaux, une zone considérée comme réfractaire aux fonctionnements des méthodes classiques du système économique mondial. Habitué à lire les classements des plus riches du monde, les lecteurs ont été surpris, cette semaine, de lire un classement que d’aucuns considéraient comme une blague, pour ne pas dire une hérésie.11998089_1647429322193137_2039620570_n

La première question, et la plus primordiale, qu’on pourrait adresser aux rédacteurs de l’article et notamment à Michel Ewane (Rédacteur en chef Camerounais de l’édition francophone) relatif au classement des Hommes les plus riches d’Afrique francophone serait de savoir la méthodologie utilisée pour évaluer la fortune de ces hommes d’affaires qui évoluent dans un environnement où la bourse est inexistante ? Cette posture de Forbes ne fait pas l’unanimité des uns et des autres. Beaucoup ont tôt fait de mettre ce classement en doute estimant que ce manquement dans le système économique des pays francophones d’Afrique est un très grand handicap pour avoir une idée sur la valeur réelle des biens mobiliers et immobiliers des hommes et femmes d’affaires qui exercent dans cette zone.

L’une des critiques acerbes de ce classement vient de Claude Abaté qui est le président du Mecam, l’un des groupements des patrons des petites et moyennes entreprises camerounaises. L’absence d’une bourse des valeurs crédible est le premier argument de rejet de ce classement. Ce constat alarmant est confirmé par cet homme d’affaires, par ailleurs économiste de formation. Pour lui, « il n’y a en effet pas à ce jour dans notre pays [Cameroun], tout comme dans toute l’Afrique centrale francophone, de mécanisme financier transparent et indépendant capable d’établir ou de classer objectivement les fortunes comme ça se fait dans les autres pays à l’économie mieux structurée. Déjà que même dans les pays comme les USA où on peut disposer d’indicateurs assez objectifs, ces classements de fortunes sont toujours sujets à polémique chaque année. Imaginez donc la réalité de chez nous ».

Il faut dire qu’à la suite de cette position tranchée, une fortune ne peut être évaluée dans un pays où il n’existe aucune institution qui lui attribue sa valeur réelle. Il faut remarquer qu’ici on parle de la valeur d’un bien et non de son coût. Un distinguo doit être établi entre le coût et la valeur d’un bien. Ce postulat suffit à laisser interrogateur les esprits un peu perdus ne comprenant pas très bien cette différence qui, pourtant, en finance, se conçoit très bien en ces termes : « En finance, ce n’est pas le coût des choses qui comptent, mais leur valeur. Pour dire simplement, pour les profanes de la finance, un actif ou un bien (supposons un terrain ou un tableau) peut vous couter 100 FCFA, mais les financiers peuvent estimer qu’il ne vaut que 70 FCFA ou 130 FCFA. Pour le financier c’est cette valeur à la hausse ou à la baisse qui compte. Cette valeur évolue ou fluctue avec le temps en fonction de variables ou de paramètres économiques. La valeur est le prix que le marché (les potentiels investisseurs) est prêt à accorder à votre bien, le prix traduisant ici la perception du rendement qu’ont les investisseurs dudit bien. Or cette valeur ne peut être établie que par un marché organisé de valeurs mobilières ou de produits à terme (matières premières). Seul un marché financier, par exemple, peut donner la valeur financière d’une entreprise que possède quelqu’un ou d’un champ de maïs ou de blé. Le compte en banque même n’est pas un critère déterminant pour classer les riches ou les fortunes (il est de notoriété publique, par exemple, que Bill Gates ne possède pas plus de 1000 dollars en cash dans son compte pourtant il est l’homme le plus riche du monde) ».

En plus de ces tares les plus attristantes des économies des pays pauvres, il est impératif de mettre en exergue ici un système de fraude insidieuse qui ne permettrait pas de retracer, avec exactitude, l’origine et la propriété des biens. Cette affirmation de Claude Abaté qui ne sont que des secrets de polichinelle, donne tout de même froid au dos : « Si on ajoute à tout ceci que nos hommes d’affaires ou nos riches, pour des raisons de sécurité ou fiscales, ne déclarent pas toujours tous leurs biens, on comprend toute la difficulté qu’il y ait à saisir ou à maîtriser la fortune des gens. Sans compter que beaucoup d’hommes d’affaires de chez nous ne sont souvent que des « prête-noms » de pontes du régime et autres qui souhaitent rester anonymes (sur les papiers officiels et publics la société appartient à un tel, mais chez le notaire, les papiers révèlent autre chose). On peut certes voir de visu qu’untel ou tel possède d’importants moyens financiers (entreprises, comptes en banque, train de vie, etc.), mais de là à déterminer le montant précis ou même approximatif de sa fortune, c’est un peu fort ».

Le problème de propriété que pose Claude Abaté est réel. D’aucuns diront que c’est l’un des principaux freins au développement des entreprises camerounaises, voire africaines. Et par ricochet à faire décoller l’économie. La raison simple est que, comme la bourse n’admet pas d’irrégularité, ces pseudos propriétaires ne peuvent pas y aller alors que la présence d’une bourse de valeurs est synonyme de l’existence de marché. Celui-ci présente une ou mieux, des opportunités de trouver les capitaux dont ils ont besoin pour financer l’expansion de leurs activités.

Il appert donc qu’un quelconque classement qui oserait établir l’estimation des biens des personnes résidant en Afrique centrale, par exemple, ne s’aurait être crédible sans l’existence de la bourse des valeurs. Elle reste la seule institution fiable dans l’évaluation des biens, puisque leur valeur n’est pas fixée de gré à gré entre les acteurs (le commerçant et le client), comme ça se passe au marché de Mokolo à Yaoundé ou le marché de Nkololoun à Douala, mais en fonction des informations que les acteurs possèdent sur les biens en question. À la question de savoir comment et pourquoi la bourse des valeurs est-elle si importante pour connaître la valeur des biens mobiliers et immobiliers dans une économie de marché, le président du Mecam renchérit :

« Les prix des actifs baissent ou augmentent en fonction des informations qui arrivent sur le marché. En finance, on dit que les « prix reflètent toute l’information disponible du moment ». Ce sont les informations (publication des chiffres sur la marche de l’économie, annonces sectorielles, évènements exceptionnels, accidents ou désastres, etc.) qui font fluctuer les prix à la hausse et à la baisse, parce que c’est à partir de ces informations que les acteurs décident de vendre ou d’acheter. Si les informations sont de nature à faire progresser l’entreprise, il y a beaucoup qui va vouloir l’acheter et par conséquent le prix de l’actif augmentera. Si ce sont des informations pessimistes, les détenteurs d’actifs vont vouloir s’en débarrasser au plus vite. Et comme il y a plus de vendeurs, les prix des actifs baisseront. Voilà comment ça fonctionne sans même qu’il y ait discussion entre acteurs. Le prix des actions dans une entreprise peut augmenter et même s’effondrer sans que qu’on ait causé avec quiconque. Dans le cas de Volkswagen, dès que le marché a appris la fraude et la dissimilation d’infos, les marchés ont estimé que Volkswagen devra payer de lourdes amendes et donc ne sera pas en mesure, durant plusieurs années, de verser le même niveau de dividendes attendus comme l’entreprise le faisait avant ces révélations à scandale. Beaucoup d’investisseurs ou d’actionnaires de Volkswagen ont donc estimé qu’il n’était plus intéressant de conserver leurs actions et ont décidé de les vendre. Et comme ils étaient plus nombreux à vendre qu’à acheter, le prix de l’action a baissé. Voilà en réalité ce qu’on appelle, dans un marché organisé, les stratégies de l’offre et la demande […]. ».

A en croire la position de Claude Abaté, en l’absence de cette bourse des valeurs, en plus de s’apparenter véritablement à une gangrène dans l’assainissement du système économique, il serait difficile de vendre ou d’acheter des actions en Afrique francophone. Les activités comme la vente, la liquidation ou la fusion des entreprises, bien qu’étant rares, existent quand même. Une question reste pendante tout de même : comment fait-on, en l’absence d’une bourse de valeur, pour vendre et acheter des actions ? Réponse : « Dans la réalité, les ventes d’entreprises chez nous sont d’abord confiées à de grands cabinets internationaux, preuve que ce n’est pas une mince affaire. Et même, malgré cela, de nombreux conflits surgissent toujours entre vendeurs et acheteurs. Je dénie donc à Forbes de pouvoir faire ce classement avec des indicateurs biaisés ».

Certains Camerounais, comme Carine Diane, rejettent ce dénie de Forbes en estimant qu’on ne peut pas vilipender le magazine en sous-estimant sa méthodologie. Car l’absence d’une véritable bourse de valeur en Afrique Francophone ne signifie pas, comme l’affirme Claude Abaté lui-même, qu’il est impossible d’évaluer les biens. La position de l’homme d’affaire est pourtant compréhensible : Forbes n’a ni les ressources humaines et financières de se lancer dans un exercice d’évaluation des biens en l’absence d’une bourse de valeurs. C’est une entreprise lourde que seuls les cabinets de finances internationales sont capables de réaliser.

En conclusions, « Il faut donc accorder à ce classement une valeur toute relative. Pour le scientifique ou pour le professionnel de la finance, il n’a aucune pertinence. Forbes fait du bruit simplement en voulant un peu « américaniser » son édition Afrique ».

Tchakounte Kemayou

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tkcyves

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