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Comprendre l’immigration clandestine

Le week-end du 31 mai au 02 juin 2014 n’a pas été de tout repos pour les navires marchands et ceux de la marine italienne qui se sont battus comme de beaux diables pour sortir des bateaux surchargés d’immigrés clandestins en difficulté qui tentaient pourtant la dangereuse traversée. Ce vendredi, 2500 migrants ont été sauvés de la noyade au large de l’Italie, au moins 60 morts à proximité des côtes du Yémen. Les navires marchands et ceux de l’armée marine italienne sont habitués à ces scénarios presque toutes les semaines. Depuis janvier 2014, les statistiques révèlent que plus de 43.000 immigrés clandestins venant des pays du sud et surtout d’Afrique ont été repêchés en plein océan sur des bateaux de fortune en partance pour Sicile et Lampedusa. Décidemment, les populations pauvres n’ont encore rien compris après les deux drames d’octobres 2013 au large des côtes de Lampedusa où, malheureusement, des centaines d’africains ont perdus la vie après le naufrage du bateau qui les avait embarqué pour l’eldorado, « la terre promise » donc !

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Bateau intercepté sur les côtes du Yémen et s’apprêtant à la traversée dangereuse de l’Atlantique.
Crédit photo: https://www.lanouvellerepublique.fr/

 

Des catastrophes, des naufrages enregistrés toutes les semaines, devenus récurrents et réguliers et qui ne font même plus la une des médias parce que devenus des faits banals resteront à jamais des blessures béantes et puantes dans l’histoire de l’humanité de l’immigration clandestine. La nécessité de cogiter sur ce phénomène m’amène à revisiter les problématiques de l’immigration clandestine qui ont été mises en jeu pour extirper la graine microbienne de l’origine et de ce fléau. La sentence scientifique trouvée tout de go pour justifier, en termes d’analyse, les drames qui, en 6 mois seulement ont déjà fait plus des centaines et des milliers de naufragés au large de la Méditerranée est que la pauvreté est la cause de l’immigration clandestine. J’ai de la peine à croire que depuis plus de deux décennies les analyses pour diagnostiquer ces drames ont des résultats mitigés. La préoccupation qu’il importe de mettre sur la table actuellement est celle de s’interroger sur la persistance  des pauvres à devenir des candidats à l’immigration clandestine, à affronter l’inconnu malgré les dangers. Les avertissements, les contraintes réglementaires, naturelles et environnementales pour les dissuader restent vains. Les problématiques du risque ont été jusqu’ici été utilisée dans l’économie, la politique, à la théorie des jeux, et surtout dans la pratique du sport et même au tourisme. Les théories du risque que je transpose ici sur l’immigration clandestine m’ont donc permis de comprendre comment le concept du risque n’est pas seulement l’apanage des sociétés industrielles ; mêmes les populations les plus pauvres de la planète développent des logiques rationnelles telles que des stratégies de survie en faisant simplement recours à leur bon sens et à leur subjectivité. Pour comprendre l’immigration clandestine, la réponse à la question suivante donnera, à mon humble avis, une ébauche de réponse à ceux qui voient en ces clandestins des personnes incapables d’avoir la lucidité de mesurer les risques avant la prise de décision : « Pourquoi immigrer est-il le meilleur risque pour les jeunes africains en quête d’un mieux vivre ? ».

La société de la peur

Il faut d’ailleurs dire que la culture du risque zéro n’est pas si vieille que ça. Elle ne date seulement qu’à partir des années 1990 où l’espérance de vie a commencé à croitre grâce aux progrès de la médecine. Malgré l’évolution de la science, les individus sont toujours confrontés aux risques non maîtrisés. Le risque est donc considéré comme les obstacles de toute nature qui sont susceptibles de nous empêcher d’atteindre les objectifs souhaités dans les actions collectives ou individuelles. Dans la vie, il n’y a donc pas de risque zéro.

Dans son ouvrage « La société du risque » (2001), Ulrich Beck estime que notre société est fondée sur la peur. Toutes les actions que l’homme pose ne peuvent avoir de risque zéro. Par exemple, pour l’homme qui emprunte un avion pour ses déplacements, ses voyages, sa psychologie de la peur dépendra du niveau de développement des informations véhiculées par les médias en quête de sensationnels sur les catastrophes des vols. C’est pour dire que ce sont des faits relatés par les médias et l’entourage qui nourrissent la perception que les hommes peuvent avoir de l’idée du danger. La déferlante, dans les médians, des informations de drames et de crashs, la proximité (familiale, amicale, etc.) avec les victimes d’un crash, l’implication des gouvernements à travers l’instauration des journées nationales de deuils, sont des effets qui génèrent et suscitent la peur et de l’angoisse. Nul doute que le voyage en tant que tel, en lui-même, visiblement malgré les dangers, ne constitue en rien dans le développement de la peur (Cf. D. Heiderich dans « Crise, risque & tourisme », 2005). Ce sont les hommes et l’environnement qui développent cette angoisse. Les voyages par avions ou par bateaux suscitent plus d’émotions alors qu’ils sont moins familiers que les voyages par voiture et autobus dont les accidents sont plus légion sur nos autoroutes. Mais, les médias font plus de tapages pour des crashs d’avions alors que nos axes routiers font des dizaines de mort tous les jours. La prise de risques non familiers est donc plus propice à provoquer la peur. D’où la persistance de la peur dans les voyage par avions et/ou par bateaux. Comme l’homme ne peut se passer de l’avion pour faire des déplacements de longues distances, avec la persistance de l’effet des médias et de l’environnement, cette peur va continuellement hanter son esprit au point de devenir une obsession. Chez l’homme voyageur, l’analyse rationnelle et subjective de la situation mobilisera sa vision sur la perception du risque (L’avion est le mode de transport le plus sûr). Voilà où cette subjectivité ici l’emportera sur le sensationnel et l’émotionnel.

En somme, la peur est un facteur émotionnel qui est transmise, non seulement par les médias, mais surtout grâce à la proximité que les individus ont avec les victimes. La peur a une telle puissance psychologique et sociale telle que la plupart des régimes politiques peu crédibles et peu scrupuleux en profitent pour abuser de leur peuple. Ils utilisent cette situation de désespérance du peuple pour susciter la peur en eux sous l’effet de la manipulation de la communication de masse. Cette problématique de la peur de Heiderich, telle que nous l’avons exposée plus haut pourrait être ainsi perçue pour comprendre des phénomènes de l’immigration clandestine à travers des voyages par bateau par la traversée des mers et océans en direction de l’Occident. Mais ici, le sensationnisme sur les événements des noyades fait par les médias pourrait être moins considéré comme étant un développement du découragement, de la peur. La subjectivité, la vision du futur ici viendrait sous l’emprise de lendemain incertain face aux difficultés de la vie, alimentée consciemment par les pouvoirs publics.

La construction des risques en situation de pauvreté

Il s’avère que depuis les indépendances des pays Africains les gouvernements les moins populaires par leur dictature n’ont eu que dalle dans la gestion du développement. Les conséquences de cette mauvaise gestion ont été pour la plupart une situation de pauvreté et même d’extrême pauvreté des populations qui s’efforcent de sortir de l’ornière. Le constat amer sur le fait que l’Afrique de par sa richesse reste le continent le plus mal famé à cause de l’exploitation sans scrupule de ses richesses par les autres avec la complicité des élites gouvernantes, est une preuve suffisante pour que les pauvres, dans leur subjectivité pensent toujours que le bonheur se trouve là où vont leurs richesses. La façon donc les affaires publiques sont gérées en Afrique, l’on a l’impression que la pauvreté est une logique du pouvoir pour amener les jeunes à se lasser et à opter pour l’exil. Car, il serait dans l’intérêt du pouvoir de se débarrasser de cette gangrène, de cette jeunesse encombrante qui pourrait être prête à mettre le régime en péril. C’est cette logique qui justifierait la recrudescence de l’exil des jeunes vers l’Occident. C’est donc un système de dictature fort bien organisé pour maintenir la population dans cette situation car, disent les critiques et certains analystes, la logique du développement ne sauraient être dans l’agenda des régimes de dictature. Pour se développer et exister par-dessus tout, ce système a besoin de maintenir la majorité dans la précarité et la clochardisation les plus criardes. La population jeune, se sentant en insécurité dans son propre pays, développent le sentiment de peur du lendemain, face à un régime qui n’est pas prêt à lâcher du lest. L’exil volontaire devient donc un impératif pour sauver sa génération.

Dans la théorie de « l’irresponsabilité organisée », tous les acteurs concernés ont une part de responsabilité dans la situation de pauvreté et de cacophonie actuelle. En d’autres termes, si l’on considère que les risques sont involontaires et les responsabilités du danger se dissolvant dans la bureaucratie, il serait difficile de localiser et de préciser la responsabilité de chaque individu dans un contexte de crise. Si l’on veut donc impliquer chaque individu dans la situation de dépravation, on parlera de « coresponsabilité organisée ».  Celle-ci fait référence à la responsabilité partagée de chaque individu et de chaque institution impliqués dans la gestion d’une situation donnée. Il est cependant important de distinguer ceux qui sont la cause du problème et ceux qui sont des victimes d’une part et ceux qui ont trouvés des solutions et sont prêts à prendre le risque, d’autre part. Cette théorie fait apparaître la part de responsabilité partagée dans la construction des risques. Appliquée au contexte de pauvreté où immigrer est un risque, il est tout à fait logique d’avoir à faire à l’irresponsabilité, non pas partagée et issue d’un accroissement des risques involontaires, mais d’une irresponsabilité non partagée et volontaire. C’est l’effet de la conscience qui est en cause ici. Les pouvoirs publics donnent comme l’impression que les pays africains ne constituent pas une terre de rêve. Le comportement des élites en dit long : elles sont les premières à se faire soigner en Occident pour une simple migraine ; l’Occident est aussi le lieu privilégié pour la scolarisation de leurs progénitures et aussi et surtout le lieu par excellence de leurs vacances. Au Cameroun, certaines personnalités sont citées dans de nombreux quotidiens comme des détenteurs de la double nationalité et occupent des fonctions de pouvoirs régaliens alors que les lois de la République les considèrent comme les étrangers, donc non Camerounais. La subjectivité (Voyager par bateau, partir où se trouve la richesse est le meilleur risque pour fuir en échappant au contrôle) est plus forte que l’émotionnel orchestré par les médias par le fait des risques à haute mer.

La légitimation du pouvoir politique en question

Il ressort donc de cette démonstration que la coresponsabilité organisée doit être repositionnée au centre des préoccupations citoyennes. Le processus de responsabilité passera donc par l’implication des gouvernants dans leur gestion saine de la chose publique d’une part et d’autre part, par la prise de conscience des citoyens de leur rôle dans l’accès à leurs droits. Car l’objectif primordial des perspectives démocratiques vise en premier l’accès aux droits dans la mesure où si « quelqu’un n’est responsable de rien, ce sera exclusivement parce qu’il ne détient aucun pouvoir (la loi, en déclarant une personne incapable, lui ôte la responsabilité). Le développement d’une démocratie locale participative est un élément clé pour l’appréhension, la compréhension et la résolution du risque, du point de vue de la coresponsabilité des différents acteurs sociaux interférent dans les problèmes posés, et en définitive, pour le contrôle social du risque » (Mercedes Pardo, 2002). La gestion du risque est donc perçue comme l’implication de tous dans la gestion de la cité pour que la responsabilité des dégâts soit partagée. Dans un pays où le citoyen ne se sent pas concerné dans la gestion de la cité, il a peur d’être le seul à subir les dégâts et les affres de la gestion calamiteuse des affaires politiques, à être seul à supporter les responsabilités. Il fuit donc parce que, dans sa subjectivité, le pays en lui-même est plus un risque que celui de la traversée du désert ou de l’océan. Il vaut mieux souffrir ailleurs que de mourir dans son pays natal.

L’exil volontaire ou si on veut, l’émigration doit être considérée comme une situation de crise. Pourquoi les drames de Lampedusa et de Sicile n’indignent outre mesure les gouvernements africains ? Pourquoi les drames, jusqu’ici, n’ont-ils donc pas provoqués de stress émotionnels ? Il n’y a même pas eu des pays qui ont réclamé, à la suite des naufrages, les corps de leurs ressortissants pour les obsèques dus en leur honneur. L’angoisse et la peur de vieillir, de ne pas profiter de la vie sont considérées comme des stress terriblement harassants. Le constat selon lequel les pays dont la courbe de la pyramide d’âge est descendante se trouvent en Afrique est plus que terrifiant vue le sort que les gouvernants réservent à cette couche sociale. Les enjeux fondamentaux, pour les jeunes Etats Africains, à économie balbutiante, devraient être le sort que l’on réservé à cette force de travail extraordinaire et en hyperactivités. Les pays occidentaux sont en train, du fait du vieillissement de leur population, de profiter de cette hyperactivité en misant sur la fameuse « immigration choisie ». Cela me rappelle encore la période de l’esclavage où les millions de nos braves bras étaient embarqués de force. A la seule différence qu’aujourd’hui les négriers sont plutôt nos dirigeants supposés nous protéger et qui maintiennent la pauvreté volontairement pour faire fuir la jeunesse. L’immigration en général (clandestine ou non) a donc fabriqué une élite puissance appelée « diaspora ». Au Cameroun, cette diaspora est jusqu’ici considérée comme le parent pauvre de la citoyenneté à qui la loi d 11 juin 1968 refuse les droits de porter la double nationalité. C’était donc ça, la volonté masquée du régime de dictature : contraindre la jeunesse à l’exil, à l’immigration pour après leur refuser la nationalité !

Pathétique !

*Ce billet a été rédigé le 12 octobre 2013 et qui a été publié à la suite du drame de Lampeduza dans un magazine Pont Culturel édité en Allemagne. Compte tenu de la persistance du phénomène sur les côtes Siliciennes, j’ai repris et actualisé le billet qui me semble reste d’actualité.

Tchakounte Kemayou

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