Depuis les 1990 jusqu’à nos jours, les deux pays que sont le Cameroun et la Côte d’Ivoire ont connu et connaissent encore une effervescence d’une certaine ampleur due, peut-on l’imaginer, à un vide laissé par des leaders d’opinion d’antan à cette jeunesse si ambitieuse et si mal dans sa peau. Charles Atéba Eyene et Charles Blé Goudé, puisqu’il s’agit d’eux, n’ont pas été, pour moi, des leaders « emblématiques ». Ils font partie des sortes de météores qui secouent un temps le peuple pour leur donner un espoir, peut-être vain, je peux me tromper, mais nul doute qu’ils ont été des leaders importants de leur temps et dont la jeunesse avait besoin pour se sentir exister.
Ces deux grands hommes avaient la particularité d’irriter ceux qui leur prêtaient une oreille attentive. Cette particularité était liée à leur anticonformisme envers un camp considéré comme un pouvoir fort et puissant et donc seuls les plus courageux pouvaient avoir l’audace de se mêler de ces coups bas. Ils griffaient, ils mordaient, ils étaient véhéments, fougueux et même parfois vindicatifs. Tout ceci pour la manifestation de la « vérité » de tout ce qui se disait tout bas. Mais, de quelle vérité s’agissait-il ?
Tout d’abord, Charles Atéba Eyene est connu pour ses actions en faveur du parti au pouvoir au Cameroun, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC). Il est connu pour avoir écrit avec un stylo ensanglanté une partie de l’histoire du Cameroun pendant les années de braise 1990, 1991 et 1992 où quelques étudiants ont eu maille à partir avec des groupes d’autodéfense créés par le pouvoir pour mater le Parlement (Organisation estudiantine où se retrouvait la plupart des leaders qui revendiquaient le mieux-être). Même si la participation de Charles Atéba Eyéné à ces groupes d’autodéfense est encore considérée comme une partie de sa vie qui reste encore à éclaircir, il n’en demeure pas moins vrai que sa mort ne le dédouanera jamais du rôle qu’il aurait joué à l’époque.
Des années sont passées et beaucoup d’eau a coulé sous le pont. Depuis la sortie de son ouvrage « Les paradoxes du « pays organisateur »: élites productrices ou prédatrices : le cas de la province du Sud-Cameroun à l’ère Biya (1982-2007) » en 2008, il a commencé à séduire beaucoup de jeunes qui n’attendaient que ce son de cloche pour se faire une idée de sa souffrance. Dans cet ouvrage, Charles accuse les hommes du pouvoir et proches collaborateurs du président de la République d’avoir abandonné la région dont eux et lui sont originaires. C’était donc un paradoxe pour Charles et le peuple a vite fait de saisir cette perche pour montrer l’incapacité du régime à répondre à leurs attentes. Comme pour dire que Charles avait osé dire tout haut ce que les jeunes disent tout bas, ce qui s’apparentait à une rumeur. Plus fort encore, son dernier ouvrage intitulé « Le Cameroun sous la dictature des loges, des sectes, du magico-anal et des réseaux mafieux », paru en 2013, est venu confirmer cette idée selon laquelle la jeunesse camerounaise est emprisonnée sous le joug des loges et des réseaux sataniques. Ces idées ont valu à Charles des sympathies spontanées des jeunes Camerounais, broyés par un chômage ambiant, convaincus avoir trouvé les responsables de leur malheur.
Hier jeudi 27 mars 2014, la liesse populaire lors de la levée du corps de Charles Atéba Eyéné observée à l’hôpital général de Yaoundé m’a donné la chair de poule. C’était incroyable ! Yaoundé n’avait jamais connu ça depuis la mort du « Lion indomptable » Marc Vivien Foé en 2003. Cela m’a donc rappelé cette foule en furie hâte de démontrer à qui veut l’entendre qu’elle n’a pas perdu sa vigueur des années de braise. Cette déferlante populaire spontanée, solidaire et inédite est un message singulier, tantôt d’espoir pour les masses, surtout un avertissement pour nos gouvernants, mais assurément le dernier que nous lègue ce que beaucoup appellent encore « Le combattant » Charles Ateba Eyéné : « Le peuple camerounais dispose d’une terrible capacité mobilisatrice, il veille, il est debout, il est prêt… ». C’est donc la preuve d’amour d’une jeunesse abandonnée par le régime du renouveau envers un personnage malgré ses déboires historiques.
Autre décor, celui de la salle d’audience de la Cour pénale internationale, hier, 27 mars 2014, à La Haye au Pays-Bas. Dans le box des accusés, Charles Blé Goudé ancien ministre ivoirien, leader de la jeunesse patriotique ivoirienne, accusé de crimes contre l’humanité suite à la sanglante crise postélectorale qui a secoué la Côte d’Ivoire, pays de l’Afrique de l’Ouest vers la fin 2010 et début 2011. Personnage énigmatique lui aussi. Faisant partie des hommes du sérail comme l’autre, son défunt homonyme, donc. Mais à la seule différence que Charles Blé Goudé était ministre de Laurent Gbagbo. Contre quelle puissance combattait-il donc? L’Occident, et plus particulièrement la France, était et est encore le pire ennemi du peuple ivoirien. Rescapé des sinistres geôles de l’armée française installée en Côte d’Ivoire Charles Blé Goudé, « Le résistant aux mains nues », comme le clame mon ami ivoirien Armand Iré, était face à la Gambienne Fatou Bensouda procureure de la CPI à La Haye. Combatif, serein et fougueux, il a planté le décor de manière claire et audible en lançant qu’il est un « Pro-Bagbo et fier de l’être ».
Même si j’avais voulu être en face des puissances pour déverser ma gueule de loup, je n’aurais pas rêvé être à la place de Charles Blé Goudé pour affronter ce système d’instrumentalisation de la justice. Même si je suis d’accord avec l’objectif de son combat, je ne pourrais jamais épouser ses méthodes pour empêcher la puissance coloniale française de prendre possession des ressources africaines qui, pour moi, relève d’un faux courage par le fait qu’il fait exposer la vie de milliers d’Ivoiriens en les envoyant sous la gueule des chars. Répondre à la violence par la violence est un très gros risque que le camp de Gbagbo et Blé Goudé a pris pour se faire justice. Ces méthodes pouvaient se comprendre à l’époque de la résistance qui avait lieu au Cameroun entre les nationalistes de l’UPC et l’armée française dans les années qui suivirent ce que les colons appellent « l’indépendance » du pays. Il n’est plus question, au XXIe siècle, d’exposer la vie de tout un peuple sous le champ de la bataille physique pour avoir raison. La conséquence est que c’est le plus fort physiquement qui va gagner la bataille et tant pis pour les victimes, car c’est le vainqueur qui écrit l’histoire quitte à ce celle-ci soit rectifiée après.
Pour reprendre une fois de plus mon ami Armand Iré : « Les deux Charles avaient pour l’un et pour l’autre 42 ans. Jeunes et pleins de rêves de grandeur pour leur pays, leur continent et la société dans laquelle ils vivaient. Le destin de l’un a connu un frein naturel, celui de l’autre est contrarié par l’injustice et la méchanceté des hommes. Pourtant en eux se trouvent les germes d’une Afrique digne et fière, le combat des deux Charles doit être repris et continué ». Et un internaute dans un réseau social de prononcer la sentence suivante : « Pour moi Charles (Charles Atéba Eyéné, NDLR) restera toujours plus vivant que mort. D’ailleurs il n’est pas mort, car quand je ferme mes yeux je le vois toujours et j’entends même le son de sa voix à la télé dénonçant les incongruités de notre société. Tu es notre Sankara .»
Pour ne pas conclure, je salue la mémoire de l’homme Charles Atéba Eyéné. On ne peut se réjouir même de la mort de son pire ennemi. Ce monsieur s’en va avec plein d’énigmes. La mort, loin d’être la fin d’une vie, est plutôt la confirmation d’une existence utile et l’interpellation à une prise de conscience pour les vivants que nous sommes. La terre se referme sur Charles mais ses idées arment nos bras et nos cœurs pour un combat donc nous serons plus que vainqueurs. Comme l’a dit un grand homme, « L’homme tombe, le nom grandit » (Victor Hugo).
Tchakounte Kemayou
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