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Au-delà du luxe, un tricycle pour le droit à l’existence

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A la Maison du Cycle à Douala. Je venais de recevoir mon deuxième tricycle offert par Jean-Claude SHANDA TONME

Les moyens de locomotion les plus utilisés par les personnes en situation de handicap moteur au Cameroun sont soit le fauteuil roulant, soit le tricycle, en dehors des commodités habituelles que sont les béquilles, les cannes et les prothèses. Mais, le tricycle a ceci de particulier et de spécial qu’il est non seulement un outil indispensable pour la mobilité, mais surtout un outil nécessaire pour la santé, voire la survie des personnes handicapées. Mon histoire est un témoignage vivant des émotions ressenties lors de l’acquisition de mon premier tricycle. C’est l’illustration de tout un pan du tableau pathétique de la vie d’un handicapé au Cameroun.

Je me souviens d’avoir reçu en don un tricycle de la part d’une personnalité ou mieux, d’une autorité administrative de Yaoundé. C’était en 1989 à la case sociale d’Akwa, à Douala, non loin du carrefour dit « Feu rouge Bessengue ». C’était pour moi comme une libération. Un an auparavant, j’avais eu mon concours d’entrée en classe de 6ème au lycée de New-Bell (actuellement « Lycée Bilingue de New-Bell »), le lycée le plus proche de chez moi, à Douala. J’avais donc trinqué pendant toute l’année de 6ème à faire plus de 6 km de marche, du domicile jusqu’au lycée, chaque matin et chaque soir, avec des prothèses aux pieds. Ces prothèses-là, considérés comme des pieds supplémentaires pour me maintenir debout et en équilibre, ne me rendaient plus service pour parcourir une si longue distance finalement. Conçus avec du fer et de l’acier, non seulement ils me fatiguaient, mais ils me causaient aussi de graves blessures. J’avais plutôt pitié de mes parents qui n’en pouvaient plus d’être désarmés face à mes souffrances. Je songeais même à demander au proviseur de m’octroyer la permission de squatter une salle de classe durant ma scolarité. Que non. Il fallait se battre tout de même.

Un mercredi matin de décembre 1989, alors que je m’apprêtais à aller en cours, mon père m’annonça que j’étais convoqué au service social d’Akwa le samedi, pour une cérémonie d’arbre de Noël réservée aux enfants indigents et qui sera présidée par le gouverneur de la province du Littoral (aujourd’hui nommée « Région du Littoral »). Lorsque j’étais pensionnaire au Centre de Rééducation des Personnes Handicapées de Etoug-Ebé, à Yaoundé, pendant plus de 3 ans, mes paires et moi recevions la première dame tous les mois de décembre pour une cérémonie d’arbre de Noël. Mais, depuis que j’ai quitté ce centre pour rejoindre ma famille à Douala, je n’ai plus jamais bénéficié de ce privilège. J’étais donc surpris par la nouvelle que mon père venait de m’annoncer, au point que je lui ai suggéré d’aller bien vérifier sa source. La confirmation me vint le vendredi qu’il faudra s’apprêter pour la cérémonie de samedi. Excité par l’envie de savoir ce qui pourrait être la surprise de l’année, je ne me fis pas prié pour suivre mon père, qui avait décidé d’y aller. C’était une cérémonie brève, où le protocole était réduit à sa plus simple expression. Et à ma grande surprise, le gouverneur Luc Loé (si mes souvenirs sont bons) est venu spontanément vers moi, avec le soutien de sa garde, me prendre par la main et me porter carrément, afin de me poser sur un des dix tricycles installés dans la cour.

Il serait difficile pour moi de me souvenir encore des effets de l’émotion qui m’ont envahi à ce moment précis. Je me suis senti soulagé des peines, des douleurs, qui feraient désormais partie de mes tristes souvenirs. La manipulation de ce tricycle neuf me semblait si naturelle que j’ai surpris plus d’un : on ne cessait de me demander où et quand j’avais appris à en faire. Pour moi, c’était un paradis terrestre. C’est comme si l’on m’avait sorti de l’enfer. Je gesticulais comme un chien qu’on venait tout juste de libérer de sa cage. C’était surtout mon père qui se tordait à me rappeler à l’ordre.  Seuls les gardes du gouverneur, qui se trouvait encore à l’intérieur pour un dîner d’au-revoir, ont réussi à me tranquilliser.

Ce tricycle me rappelle donc plein de souvenirs. J’ai même envie de sourire en pensant à toutes ces idées sottes qui me hantaient l’esprit avant son acquisition. La souffrance des 6 km de marche et des blessures causées par mes prothèses me confortaient finalement à l’idée que la seule solution pour moi était de rester à la maison. J’étais loin d’imaginer que j’allais sortir de cette situation, jusqu’au moment où le désespoir est devenu insignifiant. Je me résolus à penser que tout changement devait venir uniquement de moi, par mes efforts inlassables, par ma témérité infaillible. C’est ce qui m’a donné la force de continuer mes études malgré tout. Qui sait, peut-être aurais-je abandonné en cours de route si ce tricycle n’était pas venu à ce moment précis.

L’un des avantages du tricycle pour personnes handicapées est aussi -et surtout- lié au fait qu’il n’exige pas une somme d’argent conséquente pour son entretien. Les crevaisons, les pneus et chambres à air défectueux sont au plus les seuls casse-têtes chinois que ces personnes vivent. Quelques pièces de monnaie suffisent pour tout mettre à jour. La galère commence au comment où une pièce vient à exiger son remplacement.

Mais le challenge reste et restera toujours celui de l’acquisition de ce tricycle au Cameroun. Entre 170.000 francs CFA et 190.000 francs CFA à la Maison du Cycle, ce bijou n’est pas à la portée du pauvre handicapé qui ne reçoit d’ailleurs aucune pension alimentaire de l’Etat. Les handicapés qui sont seuls à la charge de leur famille ne peuvent qu’attendre la manne qui tombera du ciel un de ces jours, peut-être. L’un des défauts et pas le moindre, c’est que le tricycle pour personnes handicapées est fatiguant. Il demande beaucoup d’énergie et de robustesse. Une ville comme Douala, bien que située sur une plaine, possède des pentes qui ne sont pas du tout aisées à gravir. A chaque coin de rue, les handicapés doivent faire appel à la robustesse de leur bras à défaut de solliciter l’aide d’un passant prompt à répondre favorablement. La ville de Yaoundé, surnommée « ville de sept collines » est réputée pour être hostile à ce genre de mode de locomotion. Les pentes de Yaoundé sont plus raides encore et il sera difficile de voir un handicapé circuler avec son tricycle sans l’aide d’une tierce personne.

A la différence des tricycles, les fauteuils roulants que l’on trouve aussi au Cameroun sont adaptés pour l’intérieur. Inutile de sortir avec son fauteuil si la distance s’avère longue. Le tricycle pour personne handicapée joue donc un rôle social. En l’absence d’une véritable politique de transport urbain qui faciliterait aussi par ricochet le déplacement des personnes handicapées, le tricycle devient la solution idoine dans un contexte de pauvreté. Il libère, il fait rêver, il cristallise les espoirs pour ces personnes handicapées, ces laissées-pour-compte, ces stigmatisés, ces individus que les autorités, probablement trop préoccupées pour leur avenir professionnel, ne considèrent même plus comme des citoyens. Le tricycle, par sa commodité, par la simplicité de son entretien, a presque sauvé mon éducation, ma scolarité, mon instruction de 1989 à 2009. Vingt ans d’existence, donc. Je l’avais finalement abandonné parce qu’il avait pris de l’âge*. Du lycée jusqu’à l’université, les aides pour étudiants handicapés n’existent que sur du papier. Dans un pays où les lois n’existent que pour mater et opprimer, la notion de liberté est si large et si complexe qu’il serait absurde de la limiter seulement à l’expression. Donnez un tricycle à un handicapé qui passe le clair de son temps à ramper, vous allez voir par vous-même ce que ça signifie d’être libre. Condamner un handicapé à l’immobilisme, c’est de l’empêcher de jouir de sa liberté de bouger, de circuler, et donc d’exister.

Que c’est dur de vivre toute sa vie cantonné entre quatre murs parce qu’on est physiquement paralysé ! C’est l’occasion de dire que le tricycle pour les personnes en situation de handicap moteur est loin de constituer un luxe comme beaucoup le pensent, et surtout  pour des adolescents et des enfants. Ceux-ci ont toujours cette envie de s’y installer. Le fauteuil qui le constitue est confortable. Je me rappelle que le lundi suivant, après ladite cérémonie de Noël, mon premier jour de classe a presque été comme un jour de gloire. J’étais comme un héros que mes camarades enviaient. J’étais loin d’imaginer que beaucoup rêvaient être à ma place. Oui, beaucoup voulaient être à ma place, je vous le dis. Moi qui croyais être le dernier, le plus banni de la Terre. Mon tricycle était donc devenu, pour mes camarades, un objet de jeu pendant la récréation. Même les avertissements du proviseur n’ont pas intimidé ces gamins, qui m’en voulaient tellement de ne pas les laisser prendre du plaisir. Comment ne pas vous le dire : c’est la première fois de ma vie où j’étais heureux. Je me suis senti homme, enfin ! J’étais donc devenu la risée des gamins et surtout de mes paires qui peinaient de ne pas avoir une place au soleil.

*Je ne saurai clore ce témoignage sans remercier celui qui m’a redonné le sourire en 2011 en m’offrant un second tricycle que j’ai fini par offrir aussi à un étudiant handicapé. Mon inscription en thèse ne donnait plus l’occasion de faire des déplacements quotidiens. Mon aîné et frère Jean-Claude SHANDA TONME, juriste et Médiateur International et président de l’ONG COMICODI, puisqu’il s’agit de lui, est, jusqu’ici, mon soutien intellectuel incommensurable dans la poursuite de mon parcours académique. Que ça libère, le tricycle !

TchakountéKemayou

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tkcyves

Commentaires

mfonkou
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Très touchant ton émotion. Une surprise que tu garde à cœur pour la vie, c'est émouvant. Beau billet Tchakounté Kemayou.