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21 août 1986 : je me souviens de la catastrophe du lac Nyos

C’était un jour pas comme les autres. Les Camerounais s’étaient réveillés de bonne heure ce jour-là et, stupéfaits, avaient constatés qu’à Wum plus de 1800 de ses enfants, parents, frères, sœurs et compatriotes, avaient disparu dans la nuit. Personne ne sait ce qu’il s’était passé. La source officielle révéla quelques jour après que le lac Nyos avait littéralement explosé. Ce lac était en fait un ancien cratère d’une montagne volcanique de plus de 1100 m d’altitude. Le volcan inactif depuis des années a développé une nappe de CO2 en profondeur qui a laissé échapper son gaz (du dioxyde de carbone).

Je me souviens de ce 21 août 1986 : 5H30 du matin, mon père m’a réveillé brutalement. ce réveil était tellement brutal et inattendu que j’ai eu peur pour la première fois de ma vie. Pas une simple peur hein. Ce genre de peur qui brutalise au point de vous arracher le cœur. La première idée qui m’est venue en tête, c’est que la maison était en train de prendre feu. Nous habitons un quartier populaire et populeux où la promiscuité était la règle. Les incendies de maisons étaient légions et le manque de voies de circulation ne donnait pas la possibilité aux véhicules des sapeurs pompiers de pénétrer dans le coin. Le camp des sapeurs pompiers situé à Ngodi Akwa est pourtant à 10 minutes max de chez nous. La brutalité dont mon père avait fait preuve pour me réveiller, m’avait donc donné l’impression que la maison prenait feu.

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Image : Wikipedia

Je me suis d’abord posé la question de savoir pourquoi c’est lui qui était venu me réveiller alors que je partageais la chambre et même le lit avec mes sœurs aînées. Où étaient-elles passées ? Pourquoi étais-je seul dans la chambre ? Peut-être n’avaient-elles pas eu le temps de me réveiller et ne pouvaient donc pas s’aventurer dans une maison enflammée. J’était tout petit à l’époque et je fréquentait l’école primaire de la mission catholique du coin, à quelque mètres de la maison familiale. Le mois d’août étant une période de vacances au Cameroun, les jeunes s’exerçaient aux petits commerces pour préparer la rentrée scolaire. Chaque matin, très tôt, mes soeurs allaient à la débrouillardise. J’étais donc seul dans la chambre où mon père avait foncé en courant et je l’ai entendu crier à tue-tête : « Oh dormeur! Vient-là! Vient, vient, quelque chose de grave se passe-là ». « C’est quoi papa, qu’y a-t-il à cette heure?, encore le feu? ». « Non! », s’écria-t-il pour me rassurer. Dès que j’ai entendu le « non » de mon père, j’ai ressenti une décrispation et un soulagement de ne pas voir toute ma famille en détresse en se lamentant d’avoir tout perdu dans la fumée. J’avais juste horreur de cette situation que vivaient ces voisins qui perdaient tous leurs biens en fumée. C’était choquant et désespérant. Cette situation me hantait chaque jour. Je me regardais en train de pleurer si cela nous arrivait un jour.

Dieu merci, le « non » me réconforta, mais mon père s’était aperçu que sa réponse ne n’avait pas ému et il ajouta « vient voir la tété, beaucoup de gens sont morts ». J’ai juste eu le temps de me débarrasser de mon oreiller, et hop, mon géniteur de père n’a même pas attendu que je prenne mes béquilles. Je me suis retrouvé dans ses bras et l’époque où j’avais deux ou trois ans m’est tout à coup revenue à l’esprit. Qu’est-ce que je me sentais bien dans les bras de mon père!

Ce 21 août 1986, le salon était plein de monde. Les voisins étaient déjà là comme s’il y avait eu un deuil dans la maison. Tout le monde avait les yeux fixés au petit écran où des corps inertes défilaient. Je me suis retrouvé affalé dans un fauteuil sans avoir eu le temps de savoir qui était là, sans avoir eu le temps de dire « bonjour » à mes voisins comme je le faisais d’habitude. La maison familiale était devenue, depuis le lancement de la télévision nationale camerounaise (CTV), une salle de visionnage, pour ne pas dire une salle de cinéma. En 1986, cela faisait un an que la CTV avait vu le jour. Le poste de TV était, à cette époque, un appareil de luxe. C’était l’époque où être fonctionnaire n’était pas donné au premier venu. La fonction publique pouvait encore se targuer d’avoir une grille de salaires digne de ce nom. Nous appartenions donc à une classe de privilégiés.

Le geste de mon père pourrait surprendre certains, on peu en effet se demander « mais pourquoi un père réveille-t-il brutalement un gamin de l’école primaire juste pour lui faire suivre une actualité qui était loin d’être une de ses préoccupations? ». Cette question est bien sensée dans la mesure où l’actualité n’est pas l’affaire des enfants, surtout les jeunes enfants ayant le niveau du primaire. Heureusement, oui je dis bien « heureusement » que mon père a eu le réflexe de faire ce geste, parce que ce geste-là a eu un impact sur ma personnalité. Un impact qui a amené certains à dire que j’étais trop pédant et que je devais m’occuper des choses de mon âge. Papa avait cette habitude, qui reste encore gravée dans ma mémoire : il se réveillait chaque matin et dès 5H30 il allumait sa mini chaîne Hi-Fi en haussant le volume au maximum pour suivre son journal. Pour nous, cela faisait office de réveil. Personne ne pouvait plus dormir à cette heure-là. Même les voisins s’y étaient habitués. C’était devenu le rituel de mon père chaque jour avant son départ pour le bureau.

Papa avait l’habitude d’acheter les tabloïds qui paraissaient à l’époque. Je me souviens des quotidiens comme Cameroon Tribune, la presse gouvernementale, ou même des hebdomadaires comme Le Combattant, Le Messager et beaucoup d’autres titres que j’oublie maintenant. Papa avait cette discipline, d’ailleurs il l’a gardé jusqu’aujourd’hui, de se mettre à l’écoute de la radio à chaque fois que l’heure des informations sonnait. C’est d’ailleurs une habitude propre aux personnes de sa génération. Issues d’une éducation coloniale, cette génération avait appris une certaine manière de se cultiver. Etre à la page de l’actualité était devenu sa seconde nature. Je disais donc que papa a cette habitude d’allumer son poste radio aux heures des journaux parlés du poste national, d’Africa N°1, de RFI et de BBC. C’est un fervent auditeur des différents journaux. D’un caractère craint pour sa forte personnalité, il n’était pas un papa disposé au dialogue, même amical. J’ai donc pris mon courage à deux mains pour venir lui demande tout gentiment un jour : « Papa, l’actualité-là te sert à quoi? ». Cette question était juste le fruit d’une réflexion d’enfant naïf. Cette naïveté était compréhensive pour la simple raison que je m’étais un jour rendu compte que papa dépensait énormément d’argent simplement pour lire et écouter les journalistes. Comme réponse, mon père me lança laconiquement: « Où est ton problème? ». Médusé, je me retirais en me promettant d’en savoir plus… Par curiosité, je m’étais penché un jour sur la paperasse posée dans un petit coin du salon où personne n’avait accès. Ma curiosité était osée, à telle enseigne que ma mère eut le temps de m’attraper par la taille de ma culotte kaki en criant : « Sorcier, passe ici, tu connais lire? ». Face à cette violence inouïe, je ne désespérais pas pour autant.

Si ce n’était pas ma mère qui venait me chasser, c’étaient mes sœurs aînées qui ne supportaient pas de me voir en train de toucher aux affaires de papa. Chez nous, toucher à un objet appartenant au père était un manque de respect criant. Je méritais à chaque fois des punitions qui me coûtaient même des bastonnades légendaires. Puis, je me souviens avoir regardé longtemps papa en train de lire un journal. Il s’en était rendu compte. Curieusement, papa m’a souri. C’était la première fois que mon père me souriait. Les papas Africains ont l’art d’être nerveux avec les enfants. C’étaient même des papas fouettards, des papas écervelés. C’était l’éducation qu’ils avaient reçue des colons. Que c’est dingue! Papa ne m’avait jamais fait venir pour contrôler mes cahiers le soir. C’était l’affaire de mes sœurs aînées. J’étais donc surpris qu’il fit un geste en me tendant une page de Cameroon Tribune en disant à haute voie : « Lis cette partie et tu m’expliques ». Une de mes sœurs aînées, nous ayant observé, se mis à crier en s’adressant à papa (et en m’humiliant par la même occasion) : « Tu lui donnes le journal alors qu’il devrait d’abord lire son cahier! ». Je sentais déjà le coup de gifles qui allait venir de papa. Je me suis donc tenu à distance raisonnable. Mon père a juste répondu à ma soeur, avec une sorte de défi : « Ne t’en fait pas je lui donne juste un paragraphe. S’il ne réussit pas à me le lire, il sait lui-même ce qui l’attend ». Voilà, le défi était lancé et je n’avais donc pas droit à l’erreur.

Je savais intérieurement que je n’allais pas réussir. Mais, au lieu d’abandonner, j’avais pris le risque de m’aventurer. Il fallait juste lire un paragraphe et celui-ci était lié aux effets du coup d’Etat manqué que le Cameroun avait connu en 1984. Ce coup d’Etat manqué avait alors obligé l’ancien président démissionnaire Amadou Ahidjo, accusé d’en être l’auteur, de s’exiler au Sénégal. A la fin de cette lecture fastidieuse, mon père me posa la question suivante : « Sais-tu où se trouvait l’ancien président Camerounais avant que tu ne lises ce journal? ». Ma réponse fut immédiate : « Non ». Il renchérit alors en disant : « Répond maintenant à ta question de savoir pourquoi je lis les journaux et pourquoi j’écoute la radio tout le temps ». Son geste du 21 août 1986 allait donc dans le même sens : me faire découvrir, par moi-même, le rôle des médias.

Il était rare qu’un enfant s’intéresse un peu à l’actualité à l’âge de l’école primaire . Ma passion pour le monde médiatique est donc venue de mon père et de cette fameuse catastrophe du lac Nyos. A un moment donné, je me suis posé la question de savoir comment mes compatriotes Camerounais et moi même aurions nous été informés de cette hécatombe à quelques centaines de kilomètres de Douala (ma ville de résidence) si la télévision nationale n’avait pas encore commencé à émettre cette année ?
Je me souviens que ce jour-là j’avais vu le pays s’arrêter le temps d’une prière pour que l’âme des morts repose en paix. Je me souviens que ce jour-là, et ce pendant plusieurs jours d’ailleurs, je passais toute la journée devant le petit écran au point que ma mère donna des avertissements à son mari en ces termes : « la boîte à image que tu as mise dans la maison risque de rendre mon fils fou. Il ne mange même plus hein ». Je me souviens avoir appris qu’un bébé avait été le seul survivant et que, depuis ce jour-là, les informations sur la vie de cet enfant étaient presque introuvables dans la presse. Je me souviens aussi que, pour la première fois depuis la démission du président Amadou Ahidjo, un débat enfumait l’opinion : au sujet du lac Nyos, pendant que les uns se posaient des questions sur les causes de la catastrophe, les autres avaient déjà trouvé la réponse, c’étaient les Israéliens ou les américains qui venaient tester leur bombe et le président Paul Biya avait reçu beaucoup d’argent pour ça. Je me souviens que ce lac avait été visité par tous les scientifiques du monde pour nous dire exactement ce qu’il s’était passé. Jusqu’aujourd’hui, aucun d’eux n’a donné la véritable cause de la mort de ces milliers de Camerounais. Pendant que les uns parlent de dioxyde de carbone, les autres évoquent plutôt le CO2, et les autres encore un poison toxique. Quant à la population, elle criait à la manipulation en disant que les autorités étaient impliquées.

J’ai parcouru l’actualité à cet âge où les enfants ont habituellement comme activité des jeux et rien que des jeux. Je pouvais, grâce à la permission de papa, fouiller dans tous ses journaux. Je passais la journée entière à lire, j’étais devant l’écran de TV comme si je ne voulais pas louper une seule seconde d’infos. Cette habitude m’est restée collée à la peau comme ma doublure. Quand j’observe mes cadets lycéens ou étudiants qui peuvent passer une journée sans lire un journal, sans regarder le journal télévision le soir, je me demande bien comment c’est possible. Je me rappelle, pour finir, qu’un jeune avait passé son examen de BTS en s’inscrivant directement en 2ème année. A ma question de savoir comment pouvait-il aller en 2ème année sans passer par la 1ère année et décrocher son BTS en 1 an, là où beaucoup d’étudiant en font deux, il m’a juste répondu : « Grand frère, j’ai juste suivi tes conseils : il faut lire les journaux. En lisant Cameroon Tribune et Le Quotidien de l’économie chaque jour, l’actualité économique m’a suffit pour décrocher mon BTS en Commerce International ».

Voilà qui est bien dit!

A bon entendeur, salut!

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Auteur·e

tkcyves

Commentaires

Mireille Flore Chandeup
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Bien

Rita Mnenya
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bel témoignage. Belle leçon. Merci