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Je mange, donc je suis

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L’autre jour, en conversation avec un diététicien-nutritionniste, j’ai appris, avec beaucoup de peine à y croire, que plus de 70% de nos maladies sont dues à notre mauvaise alimentation. Tout de suite, j’ai pensé à la boulimie qui semble être, selon l’opinion collective, la marque déposée des africains. Les pauvres ont la mauvaise habitude de considérer qu’avoir le ventre plein est synonyme de bien manger. Que nenni. Mais plus grave encore, « ceux dont la qualité de l’alimentation est irréprochable mangent aussi mal, et très mal même » s’écrit-il.

Selon cet expert, si l’obésité est une maladie qui touche aussi bien les riches que les pauvres, c’est la preuve suffisante que la mauvaise alimentation n’est pas une question de richesse ou de pauvreté. Il faudrait aller voir le mode d’alimentation des gens. Ce qui est en cause, ce n’est ni la qualité ni la quantité d’aliments que chacun de nous consommons tous les jours. Ce qui est en cause, justement, c’est notre façon de manger. Il ne suffit pas de bien manger ou de manger beaucoup. Il suffit juste de savoir manger. Manger n’est donc pas un simple et banal geste biologique, c’est un phénomène de société. C’est même un fait cultuel et culturel. En ce sens, il devient même possible de définir une personne, un peuple par sa culture de l’alimentation. Et l’Afrique, plus particulièrement subsaharienne, a justement fait l’objet d’une étude qui a défrayé la chronique et a bouleversé le monde scientifique africain en son temps. Pour moi, cette question reste d’actualité.

La « politique du ventre » comme mamelle nourricière de la gouvernance

L’anthropologue français Jean-François Bayart, connu du grand public comme un africaniste pour ses travaux consacrés à l’Afrique subsaharienne, et notamment pour son ouvrage « L’État en Afrique. La politique du ventre », publié en 1989, a été l’un des premiers penseurs, avec le politologue Camerounais Achille Mbembe, à avoir théorisé le système de gouvernance des pays d’Afrique noire en le qualifiant de « l’afropessimisme par le bas ». Pour lui, « la politique du ventre » désigne ce système politique caractérisé par des fibres entremêlées de cooptations, de clientélismes, d’alliances, d’amitiés et de parentés qui malheureusement guident le mode d’accès au pouvoir et donc, à la richesse matérielle. La corruption est donc au centre des sphères du pouvoir politique en Afrique et contrairement à Bertrand Badié qui la considère comme une pathologie, Jean-François Bayart trouve plutôt qu’elle fait partie des mœurs, donc pour lui, c’est une normalité. Depuis les indépendances africaines, les hommes du pouvoir que Bayart appelle « les gens d’en haut », sont dans une logique de conservation du pouvoir. Pour ce faire, la corruption deviendra alors l’outil central de la gouvernance. Elle devient, par l’insatiabilité des « gens d’en haut », non seulement un moyen efficace pour la conservation de ce pouvoir mais aussi et surtout un moyen de reproduction, non de la classe sociale, mais de l’ethnie et se manifeste alors par l’achat des consciences.

Beaucoup, comme moi d’ailleurs, ont métaphorisé cette théorie pour montrer l’ampleur des dégâts de la dictature en Afrique subsaharienne. En effet, la pauvreté étant considérée comme la conséquence d’une mauvaise gouvernance du politique, est d’ailleurs vue comme un système bien pensé et bien huilé dans le but de créer, à dessein, un grand fossé entre les « gens d’en haut » et les « gens d’en bas », c’est-à-dire entre les hommes de pouvoir, les riches, et le bas peuple, les pauvres. Ceux-ci sont perçus comme du bétail électoral en temps opportun. Dans certaines situations, cet achat des consciences est donc une occasion, pour ces gens d’en haut, de gaver de nourriture ceux qui ne demandent que le pain quotidien. Affamé qu’ils sont, les gens d’en bas ne se feront pas prier pour se servir en chantant les louanges dédiés au donateur qui est justement le responsable de leurs maux. Au Cameroun, la politisation de l’ethnie a aussi ceci de fâcheux que les hommes du pouvoir vont toujours dans leur village amadouer les siens avec du riz, du poisson, les boîtes de sardine, des bouteilles de bière et quelques billets de banque pour avoir le soutien du peuple. En ce sens, la clochardisation du peuple a ceci d’avantageux que les gens du pouvoir n’auront qu’un seul effort à faire pour se maintenir au pouvoir : corrompre le peuple et ses leaders en bourrant leur ventre? C’est dans la même logique l’ancien Premier Ministre Simon Achidi Ashu faisait une boutade restée célèbre aujourd’hui et qui disait en langage populaire  « Politik na ndjangui » qui signifie « la bouche qui mange ne parle pas » ?

Des faits sarcastiquement drôles qui parlent d’eux-mêmes

Ce comportement politique a toujours été considéré par beaucoup d’analystes et de théoriciens de la politique comme des pratiques primaires qui ne conduisent pas le peuple vers la modernité et la modernisation. Ce peuple-là est ici considéré comme celui dont la vie n’est limitée qu’à la nourriture, ce par quoi on corrompt. Ainsi, l’abondance et la boulimie sont devenues des maître-mots du bien-être en Afrique. Le matériel et par ricochet la nourriture est cet outil qui gouverne la politique du ventre à tel enseigne qu’elle devient comme un objet précieux que tout le monde convoite : qu’on soit parmi les gens d’en haut ou ceux d’en bas. Au Cameroun, les moments de réjouissances dans une localité villageoise sont considérés comme des festins où les tables seront garnies. C’est l’occasion, pour les gens d’en bas, de se déporter vers les lieux et de prendre part aux festivités. Ici, l’invitation n’a aucun sens, ce qui importe c’est d’être aussi là où il y a de l’ambiance. Malheur à vous si vous avez prévu un vigile à la porte pour filtrer les entrées et anéantir les récalcitrants. Les plus courageux réussiront à s’infiltrer dans la salle tandis que d’autres vous garderont dent si ce n’est la malédiction qu’ils vous prédiront. D’ailleurs, beaucoup de camerounais aujourd’hui refusent d’aller au village en période de vache maigre de peur d’être victime d’une malédiction d’un vieillard qui ne serait pas content de ne pas recevoir un paquet d’un fils du terroir en provenance de la ville ou de l’étranger. Ne pensez donc pas que ceux qui s’invitent aux manifestations, comme le mariage, viennent pour les beaux yeux du couple marié. Ils bravent parfois la pluie, le froid, le contrôle des vigiles à l’entrée juste pour la nourriture. Au moment des repas, ils se servent à n’en plus finir. Ils mangent gloutonnement à tel point que qu’on aurait même cru qu’il mourrait de disette. Sans billet d’invitation, personne ne sait comment ces personnes réussissent toujours à s’infiltrer dans la salle. Les grandes villes comme Douala et Yaoundé ont connu, et connaissent même jusqu’à présent, ces phénomènes appelés vulgairement « les-je-m’invite » : ce sont ceux qui viennent aux mariages, aux anniversaires, sans jamais avoir été invité. D’ailleurs, ils ne connaissent même pas les concernés.

Curieusement, même les gens d’en haut ne sont pas en reste. Des témoignages crédibles me révèlent même qu’à chaque cérémonie de réception au palais présidentiel (Palais de l’Unité) à Yaoundé (Quartier Etoudi), certains billets d’invitation sont vendus au marché noir. Pourquoi ? Beaucoup de camerounais, hommes politique ou hommes d’affaires ambitieux, achètent à prix d’or ces billets pour accéder à ce somptueux palais présidentiel. Certainement vous me direz que c’est dans le but de décrocher un rendez-vous avec un ministre ou un ambassadeur difficile d’accès ou mieux, d’échanger des cartes de visite. Soit. J’ai eu plusieurs témoignages dignes d’importance que je me fais le plaisir de vous conter un seul. Le Prof Nga Ndongo, chef de département de sociologie à l’université de Yaoundé 1, lors d’un séminaire doctoral qu’il nous avait dispensés, racontait d’ailleurs cette anecdote qui frise le ridicule. Invité au palais présidentiel pour assister à la réception lors de la fête nationale un soir du 20 mai, il avait été bousculé et s’est retrouvé à plat ventre à même le sol. Que s’était-il passé ? Le Prof se trouvait, malheureusement, non loin d’un des nombreux buffets bien garnis pour la circonstance lorsque le maître de cérémonie a donné l’assaut pour l’ouverture du buffet. Convaincu que les gens d’en haut devraient se comporter comme des gens civilisés, il a été surpris par la bousculade qui est survenue à la suite de l’ordre donné par le maître en chef qui a soufflé : « Mesdames, Messieurs, Chers invités, veillez-vous servir s’il vous plaît ». Vous avez dit miracle ? C’est la bousculade que vous voulez voir ? Le Prof s’est remis debout. Toute honte bue, accompagné de son épouse qui le suivait, s’est dirigé vers la sortie avec la ferme promesse de ne plus jamais y revenir. « Nos dirigeants-là sont des sauvages à col blanc », nous a-t-il révélé en substance et avec beaucoup d’amertume. Pourtant c’est ce même professeur qui, quelque temps auparavant, avait fustigé cette thèse de « La politique du ventre » de Bayart pour dénoncer cette tendance d’enfantillage que ces théoriciens occidentaux veulent coller à l’Afrique noire. Comme Dieu sait faire ses choses… Le pauvre !

Qu’est-ce que la politique du ventre a à voir avec le problème d’obésité ? Me diriez-vous. C’est une lapalissade que de dire que la culture de la bouffe de quantité est pour l’Afrique ce que la bouffe de qualité est pour l’Occident. Cette culture n’est pas seulement liée à un simple exercice d’achat de conscience, mais elle est ancrée dans nos mauvaises habitudes alimentaires. En faveur de la mondialisation des échanges, nous pensions résoudre les problèmes de mal nutrition comme l’obésité par l’importation des produits dits de qualité venue d’Occident, justement. Malheureusement, cet Occident est aussi confronté à cette maladie ravageuse qui n’est que la conséquence de nos mauvaises habitudes alimentaires.

Que peut-on alors espérer pour l’avenir de l’Afrique ?

La réponse est toute dans l’aspect physique de nos enfants, sevrés de l’immédiateté qui nous reliait avec la nature dans notre passé rural mais aussi orphelins des attentions parentales dans les jungles que nous appelons villes où nos rejetons ont pour alimentation légion les conserves, contrefaçons que d’aucun trouvent “fashion ».

Nous nous cachons les réalités de notre quotidien en nous appuyant sur les valeurs que nous avons encore certainement (Solidarité et culture gastronomique par exemple) mais celles-ci sont travesties par la vie compétitive, le progrès et la frénésie qui nous ôtent du temps. Même l’alimentation traditionnelle a capitulé devant les adjuvants venus de l’étranger et nous lui volons du temps outre que de l’espace. La caractéristique bio qui faisait le charme de notre gastronomie a perdu du terrain. C’est vrai que nos aïeux ont eu le bonheur d’être agriculteurs et personnellement je ne me souviens pas avoir fréquenté des paysans obèses pour la simple raison que l’alimentation génuine qui caractérise leur environnement épouse bien leur activité qui est plus que du simple sport. “Villageois” et “vis-la-joie” sont des homophones qui décrivent avec charge poétique le doux bonheur du mariage de l’Homme et de la Nature.

Selon un rapport proposé l’an dernier par un avocat bénévole Camerounais et partagé sur la plateforme de discussions qui réunit le plus de ses compatriotes sur Facebook, il ne fait plus de doute que dans nos tournedos (Fast-Food à la Camerounaise), devenus véritables ventes de dégustations du bonheur-horreur, nous consommons avec appétit d’authentiques poisons, moisson de notre insouciance. Nos poissons sont fumés à la toxine des poubelles transformées en combustibles. Presque tous nos aliments sont importés : riz, poisson, farine, sel, sucre, levure, etc. Et les produits que nous cultivons ne sont plus bios à cause des engrais chimiques que nos paysans utilisent maintenant. Si nous ne prenons garde, nous perdrons les enfants avant les parents. Les ordures médicales sortent clandestinement des hôpitaux pour se retrouver dans nos chambres ou nos ventres en faisant escales à la cuisine ou dans la salle de bains. Chacun de nous sait les ravages que sont en train de faire les maladies que nous ne lisions que dans les livres des autres et qui, par la suite, ne se sont pas gênés pour nous envoyer les déchets toxiques que nous employons dans tous les secteurs (alimentaire, vestimentaire, habitat, énergie, électroménagers) avec la fierté de nous être modernisés.

Les gestes qui sauvent sont pourtant restés les mêmes et sont simples. L’attention et aussi la rigueur dans l’alimentation, le mouvement, les contrôles sanitaires, l’équilibre des heures de repos, la distance ente les heures de repas, l’abolition du grignotis, la rationalisation des ressources. Les bonnes mères ne sont pas celles qui gavent les enfants de chocolats et hamburger pour les envoyer à l’école brioches et chips dans le sac pendants qu’elles vont se coiffer ou encore meublent leur temps avec les feuilletons Brésiliens, Films Nigérians ou Ivoiriens. On trouve toujours du temps pour ses priorités et au sommet de celles-ci se trouvent les enfants qui sont un investissement pour le futur qui lui, commence aujourd’hui et ne peut se défaire de la santé, elle-même sujette aux meilleurs remèdes qui sont le savoir manger et l’éducation aux soins physiques.

En attendant que le chef de l’État fasse de ses vœux un programme rigoureux où il sera imposé à chaque citoyen de distribuer les calories qu’il consomme selon ses exigences sans plus et à chaque travailleur ou entreprise d’insérer dans son programme hebdomadaire du temps d’arrêt pour le sport avec contrôle strict dans nos écoles aussi pour en vérifier le respect scrupuleux, vous pouvez déjà vous considérer vous-mêmes comme votre meilleur coéquipier car je suis ce que je suis par mon mode d’alimentation, par ma façon de manger : je mange, donc je suis.

Tchakounté Kémayou & Mougoué Mathias LiønKïng

 

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Auteur·e

tkcyves

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