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03 mai 2015 : Le vide laissé par Pius Njawe…

Ce 3 mai 2015, le monde entier célèbre, comme chaque année, la journée internationale de la liberté de la presse. Il n’y a pas longtemps que je me disais encore que cela ne me concernait pas. Pire, j’estimais d’ailleurs qu’elle ne me concernerait même jamais compte tenu du fait qu’elle n’était réservée qu’à un corps de métier. J’étais donc loin d’imaginer que je flirterai un jour avec le monde des médias et du journalisme.

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Un jour du 13 juillet 2010, à travers les ondes d’une radio locale à Douala, les auditeurs apprenaient avec stupéfaction le décès brutal du Directeur de Publication (DP) du quotidien mythique Le Messager, fondé depuis 1979. Il avait rendu l’âme à la suite d’un accident de la circulation la veille aux Etats-Unis en Virginie. Cette nouvelle avait suscité une grande émotion. Tous les médias, nationaux et internationaux, en parlaient. Le journaliste « illettré » était subitement devenu la « référence » et le « pionnier » en matière de la lutte pour la liberté de la presse au Cameroun. Il était même présenté comme une « icône » du journalisme camerounais par ses détracteurs d’antan. Des laudateurs se succédaient au jour le jour pour un ultime témoignage du regretté mémoire. Que n’ai-je pas entendu pendant cette période ? Comme il est de coutume au Cameroun, la mort est une occasion propice où les langues se délient pour élucider les véritables causes de l’accident tragique. Chacun y allait selon son propre imagination. D’autres osaient même avouer que c’est le mauvais sort qui s’est abattu sur la famille du DP compte tenu du fait qu’en 2002 sa femme, Jane, a connu le même sort dans les mêmes circonstances, sur l’axe routier Yaoundé-Douala. C’est même à la suite du décès de Jane que Pius décida, de fonder l’association « Jane & Justice » spécialisée dans la sécurité routière et la prévention des accidents. Quel destin !

Le 12 juillet prochain, ça fera exactement 5 ans, oui 5 ans déjà que Pius s’en est allé. Le temps passe si vite et beaucoup de choses se sont dites sur lui, sur sa vie, sa famille, ses activités professionnelles sans oublier bien sûr son interminable combat pour la liberté de la presse. Le parcours biographique de ce combattant présenté jadis comme un « illettré » est atypique. Il avait l’art de susciter des débats par ses prises de position. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, c’est ce qui faisait son charme. D’ailleurs, ne dit-on pas que nul n’est prophète chez soi ? En fait, je l’ai connu pendant les années de braise à partir de 1990 car, adolescent, je flirtais déjà avec les journaux. C’est même ce qui me différenciait avec les gamins de mon âge au lycée et qui avaient de l’aversion pour la lecture des grands et ne s’intéressaient donc qu’aux bandes dessinées. Je dévorais les journaux comme : Cameroon-Tribune, Le Combattant, L’Effort Camerounais, Challenge Hebdo, Le quotidien, Jeune Afrique Magazine, Jeune Afrique Economie, La Nouvelle Expression, sans oublier Le Messager et beaucoup d’autres encore. Mon intérêt ne se limitait qu’à la simple lecture jusqu’au moment où la mort de Pius réveille en moi cette passion pour les médias.

Le journalisme au Cameroun est d’abord, à ses premières heures, considéré comme un métier d’engagement et de combat. L’environnement politique s’y prêtait alors aisément puisque depuis 1956, le pays est encore à la recherche de la légitimité et de la légalité de ses institutions en pleine création. Compte tenu de l’absence des radios et de télés à capitaux privé, il était donc tout à fait indiqué de considérer les tabloïdes comme des médias indépendants, donc d’d’opinion, de sensibilisation et de réveil citoyen. Ce militantisme de la presse m’était guidé par ces penseurs contemporains qui m’ont tout aussi fasciné : 1-« S’engager et ne pas s’engager, c’est s’engager » (Jean Paul Sartre) ; 2-« Ce qui m’effraie le plus, ce n’est pas l’oppression des méchants, mais l’indifférence et le silence des bons » (Martin Lutter King). Ces deux citations renvoient à deux postures intellectuelles d’engagement citoyen : 1-l’engagement dans une lutte pour la recherche du bien-être commun est l’affaire de tous ; 2-la neutralité n’existe pas en politique. Les conséquences de ces deux logiques mathématiques sont les suivantes : 1-celui qui reste passif en se contentant d’observer le cours de l’histoire va nécessairement subir ce que les autres auront décidé pour lui ; 2-le silence ou l’indifférence devant une injustice est une complicité ou tout simplement une ignorance. Donc, croisé les bras en disant : « en tout cas, c’est leur problème. Ils ont cherché, ils ont trouvé. Tant pis pour eux » doit donc être considéré comme un aveu de Juda. Un citoyen responsable n’est pas ce « passager clandestin » (Mancur Olson) qui croise les bras et s’attend à jouir des fruits de la lutte collective, de la lutte de libération d’un pays sous le joug de la tyrannie depuis 1956.

Le journalisme pour moi n’est donc pas un métier. C’est plus fort que ça. C’est un domaine d’activité lié à l’exercice de libération cognitive. C’est une activité dont l’objectif principal est la diffusion d’une information dont le contenu n’est pas neutre. Celui-ci obéit à une philosophie : l’alerte citoyenne. Le journalisme a alors ceci de particulier et de fascinant qu’il est un domaine où toutes les sensibilités, où toutes les tendances professionnelles confondues peuvent avoir voix au chapitre. Que vous soyez médecin, enseignant, chercheur, écrivain, philosophe, psychologue, sociologue, ingénieur, chauffeur de taxi, commerçant, technicien de surface et que sais-je encore, le journalisme vous serait utile pour mettre à la disposition du grand public des connaissances et des découvertes liées à votre domaine de compétence, votre savoir-faire. Ces connaissances, utiles pour le développement et l’amélioration de la condition humaine, sont plus que nécessaires dans un contexte où l’Afrique a énormément besoin de ses matières grises. Vu sous cet angle, mes ambitions pour la sociologie ne m’éloignaient donc pas du journalisme puisque le sociologue, de par sa stature d’enseignant ou de chercheur, est d’abord un communicateur. Il doit rendre public les résultats de ses recherches qui peuvent devenir des catalyseurs d’un changement social radical. Pour ce faire, il doit diversifier ses canaux de diffusion qui sont jusqu’ici restés classiques : les revues scientifiques et les ouvrages universitaires. A l’ère du numérique donc, la référence étant internet, le blog et les réseaux sociaux deviennent le mode de diffusion idéal. Pour être audible, il doit aussi diversifier son registre de langage pour être accessible à la masse. Par le journalisme, on crée des évènements, on fabrique des leaders, on fabrique des opinions, bref, on construit toute une société à travers la vulgarisation d’une idéologie, d’une vision.

Mon choix pour les réseaux sociaux et le blog était donc évident compte tenu de son accessibilité, de sa fiabilité, de son coût et de sa rétroactivité. Et un accès à la plate-forme mondoblog.org était venu, par hasard, à point nommé dans mes recherches pour ma visibilité. Mon engagement pour le blogging est alors fondé sur deux principes fondamentaux : 1-De quoi a besoin un homme pour son bien-être en tant qu’être humain ? 2-Comment peut-on faire pour y parvenir ? ». Pour ce faire, la dénonciation de la forfaiture et de la superstructure doit être un exercice à la fois permanent, ennuyeux, épuisant et dangereux : Pius a fait la prison pour avoir dit de Biya qu’il était victime d’un malaise lors d’une finale de football, pour avoir publié une lettre ouverte de Célestin Monga exigeant la démission d’un président de la république défaillant ; il a connu des difficulté financières pouvant entraîner la fermeture définitive du journal à cause des censures, des saisies des journaux, des suspensions, d’ennuis fiscaux interminables dans le but de le faire passer pour un mauvais gestionnaire ; sa radio, « Freedom FM », un mort-né, a été scellée définitivement à la veille de l’ouverture ; il en a souffert à tel point que son état de diabétique en prenait des coups ; son épouse, autorisée à lui rendre visite à la prison Centrale de New-Bell à Douala avait fait une fausse couche à la suite des violences physiques reçues des geôliers. Il est enfin mort pour cette noble cause de la liberté car invité aux Etats-Unis pour participer à une concertation dont l’objectif était justement la libération de son peuple : il est donc mort pour sa bouche. La notoriété et le courage de ce journaliste avait fait de lui un homme de la Gauche, comme on dit en France. La voix des sans voix, la bouche de ceux qui n’ont point de bouche : « ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche », dixit Aimé Césaire. Le salaire d’un combattant ne se limite pas qu’aux « tortures ». Heureusement. Pius Njawé a été lauréat du Prix de la libre expression en 1991 et du Prix de la plume d’or de la liberté en 1993.

Depuis 5 ans que Pius est parti, je reste stupéfait du vide qu’il laisser. Il ne nous reste que de journalistes à la gâchette facile, les chevaux de Troie qui disent défendre les intérêts du peuple alors qu’ils servent le pouvoir. Il faut être très vigilent, avoir le discernement, la subtilité et la lucidité d’un génie en ces temps modernes pour réussir à détecter l’ivraie. Sinon, vous voilà dans le bateau des diables déguisés en anges. Il existe ici chez nous à la fois, des journalistes aux ordres, des journalistes à l’ordre et même des journalistes à gage, pour ne pas dire comme l’écrivain Patrice Nganang, « les journalistes de la droite ». Il y a longtemps que les journalistes étaient pour moi des modèles : les Eric Chinje, Boh Herbert, Denise Epoté, Jean-Vincent Tchiénéhom et bien d’autres qui, ayant pourtant fait carrière à la radio et télévision d’Etat (CRTV) qui régnait en maître dans l’audio-visuel, pétillant de talents à faire rêver les jeunes, m’éblouissaient. Aujourd’hui, à l’heure de la libéralisation des médias audio-visuelle depuis 1990, en dehors d’Haman Mana, DP du quotidien Le Jour, la nouvelle génération ne me fascine pas. Comment peut-on expliquer ce malaise ?

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Nate Silver

Après les périodes des années de braise (1990-1992), les médias classiques ont tendance à perdre leur renommé. L’apparition et la vulgarisation d’internet depuis 2010 avec l’arrivée des multinationales comme Orange, MTN et aujourd’hui Nextel ne facilitent pas les choses pour nos médias. Il n’y a pas que la qualité de l’information qui est en cause. Il y a surtout le fait que : 1-les tirages à l’imprimerie connaissent une baisse drastique à cause du manque de disponibilité ou d’accessibilité, de son coût élevé ; 2-malgré cet avantage d’accessibilité, la radio et la télé se voient damer le pion par les réseaux sociaux qui ont l’avantage de l’instantanéité. La presse camerounaise tarde encore à amorcer cette révolution technologique dont elle a grandement besoin. Il n’existe aucun organe digne de ce nom qui possède une rédaction uniquement internet. Ce qui est une incongruité en ces temps modernes ou internet devient de plus en plus un outil de communication de masse très puissant grâce au réseau de couverture téléphonique qui peut atteindre actuellement plus de 8 millions de camerounais minimum selon le nombre d’abonnés revendiqués par les trois multinationales d’opérateurs téléphoniques.

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Ezra Klein

Face à un monde qui bouge, qui va vite ; face à une demande si forte et pressante ; face à un monde devenu comme un village planétaire, il serait difficile, voire impossible de trouver un journaliste de la trempe et de la carrure de Pius en dehors du net. Ce n’était pas un homme extraordinaire. Loin de là. Autodidacte qui n’était titulaire que de son Certificat d’Etude Primaire et Elémentaire (CEPE), n’ayant jamais été dans une école de journalisme conventionnel, Pius a su capter et captiver mon attention, j’allais dire l’opinion nationale et internationale. Les pays comme les Etats-Unis ont pourtant franchi le cap depuis très longtemps. Par exemples, Ezra Klein, est recruté comme bloggeur au Washington Post, avec un staff de plusieurs assistants ; Nate Silver, est recruté comme blogueur par le New York Times, avec un staff similaire, etc. Et ces bloggeurs sont si performants qu’ils ont créé leur propre compagnie dont Ezra Klein avec staff et Nate Silver avec Vox. Je n’arrive donc pas à comprendre la réticence de nos hommes de média à franchir ce saut technologique nécessaire pour la survie de leur organe. La non fiabilité et la mauvaise gestion du réseau de couverture d’internet au Cameroun suffisent-elles à justifier ce retard technologique ?

En tous les cas, le nouveau Pius Njawe ne viendra donc ni de la télé, ni de la radio, encore moins de la presse écrite qui, n’arrivant même plus à tirer 5.000 exemplaires par jour, se contente malheureusement de vivre de la publicité des entreprises qui ont déjà opté pour internet comme champ de batailles et des subsides à la presse accordées par l’Etat et que Pius, de son vivant n’avait d’ailleurs jamais accepté.

« Le Pius Njawe de demain sera sur internet. Que cela soit dit et su ». Parole d’homme.

Tchakounté Kemayou

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